« La productivité est misogyne »

Août 30, 2022

Autrice et conférencière sur le « futur du travail et du management », Laetitia Vitaud livre une critique féministe de la productivité, un indicateur qui ignore le travail invisible et gratuit des femmes.

Texte : Muriel Raemy, paru dans le magazine syndicom no 30, juillet août 2022

Vous avez publié « En finir avec la productivité – Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail » aux Éditions Payot, en avril dernier. Qu’est-ce qu’est la productivité ?

La productivité correspond à un ratio, une fraction. Par exemple : le nombre de voitures qui sortent d’une usine à la fin de journée, sur le nombre de travailleurs présents. Cela donne un chiffre clair, d’où l’illusion d’une information indiscutable.
Mais en réalité, il est difficile d’isoler un seul facteur de production, c’est très artificielet ça ignore l’essentiel.

C’est-à-dire ?

Mesurer la productivité dans le monde industriel ou le monde agricole marche assez bien. Mais comment évaluer la connaissance, le soin, le bien-être, les relations, les conséquences sur l’environnement, sur le dynamisme urbain, sur le tissu social ?
Par définition, la productivité ignore l’influence des activités les unes sur les autres, les externalités et finalement tout ce qui fait le sel d’une économie. La même critique est faite de longue date au PIB, or ces deux indicateurs définissent la bonne santé ou non d’une économie. D’un point de vue économique, mon attaque contre la productivité repose sur son caractère très limité, voire carrément faux.

Votre critique est avant tout féministe.

Oui, avec l’économie industrielle, la production est confiée à l’homme, en dehors du foyer, tandis que la reproduction de la force de travail (c’est à dire s’occuper des enfants, du dîner et de la gamelle du travailleur, prendre soin de sa maison pendant
qu’il travaille etc.) incombe à la femme. Enfermée à la maison, on considère que c’est au salaire du mari de couvrir l’ensemble des besoins de la famille, tandis que ses tâches à elle (indispensables pourtant à la production !) ne sont pas rémunérées. Leur travail ne fait pas partie de l’économie marchande. Les femmes sont invisibilisées.
Au 20ème siècle, les tâches dites de “reproduction” ont pour beaucoup intégré la sphère marchande : la préparation des déjeuners le midi dans les cantines, le soin des personnes âgées à la maison, l’éducation des enfants, etc. Ces métiers sont encore essentiellement féminins, et nettement dévalorisés. Les économistes qualifient de « faiblement productifs » tous ces métiers majoritairement occupés par des femmes ! À bien des égards, la productivité est misogyne !

 

La productivité aurait pu être une bonne chose, non ? Produire plus avec moins : nous aurions dû gagner en temps pour nos loisirs, pour s’occuper des autres, justement.

On pensait que le temps de travail se réduirait, et c’est ce qu’on a vu d’ailleurs entre la fin du 19ème siècle et les années 1990 : les gens ont pu avoir des loisirs, partir en vacances, etc. Sauf que la baisse du temps de travail s’est arrêtée. On a gagné en productivité mais les travailleurs les plus productifs ont continué à travailler toujours plus, particulièrement dans certains postes prestigieux, certains domaines comme la finance, la tech etc.
En parallèle, ceux réputés moins productifs (dont beaucoup de femmes et de travailleurs précaires) se sont vus offrir des paies faibles et des temps partiels : en somme, le travail n’est simplement pas bien partagé.